« L’esprit du val ne meurt pas, on l’appelle la femelle obscure. La porte de la femelle obscure, on l’appelle la racine du Ciel et de la Terre. Existence inexistante, tel un fil de soie, son action est inépuisable ». ch.6 du Tao Te King
Introduction
Je ne sais pourquoi, je ne parviens pas à trouver l’Eveil. Ce n’est pourtant pas faute de le chercher partout où il a été vu ces derniers temps, mais rien n’y fait, il s’obstine à m’échapper. Au point que j’en suis arrivée à me demander : « Mais pourquoi mon Dieu ? » Question non rhétorique à laquelle je n’ai pourtant reçu aucune réponse. Ne désirant pas déranger Dieu plus que de raison, je me suis décidée un beau matin de printemps méditatif à reprendre seule mes recherches et la réponse m’est apparue, à la fois simple et contrariante : j’étais une fille. Ce qui peut être perçu comme un péché véniel et tout à fait indépendant de ma volonté est en réalité une faute absolue et sans espoir de rémission. Les textes bouddhistes sont sans appel : Pas d’Eveil pour une femme, elle peut prétendre au mieux se réincarner en homme et de là commencer son chemin vers la béatitude. Pendant que mon ego frôlait l’infarctus massif et qu’une parcelle peu charitable de mon âme soupirait un « tout ça pour ça » dépité, le fil de ma méditation continuait à se dérouler. Assise sur mon petit coussin, la jambe ankylosée et le dos perplexe, je ne pouvais m’empêcher de considérer cette inconstance de la nature qui offre à un être incapable de comprendre le fonctionnement normal d’un abattant de toilettes, la capacité de s’élever à la Totalité de l’univers. J’ai quelques années d’expérience dans cette vie maintenant, je savais déjà qu’être une femme, parfois, est un lourd tribut à payer aux lois de l’incarnation, mais j’ignorais encore qu’être une femme était aussi le purgatoire de l’homme. Et si c’était vrai, et s’ils avaient raison…Les hommes n’ont été jamais d’accord sur rien à travers le temps et l’espace, pourtant quand il a été question de s’entendre sur la condition inférieure des femmes, une harmonieuse unanimité s’est répandue, victoire douteuse s’il en est. Et si c’était faux ? Et si les femmes étaient éligibles à l’Eveil, et si tout ça n’était qu’un gigantesque malentendu issu d’une ancienne incompréhension des lois du masculin et du féminin, de la lumière et de l’ombre, du yin et du yang ? Et si…
Qu’en est-il?
Il serait peut-être sage de commencer par définir réellement ce qu’est l’Eveil avant de prétendre le connaitre intimement. Il s’agirait de parvenir à l’abandon total de l’ego au profit d’une nouvelle conscience supérieure en lien intime et total avec l’univers. La dissolution du moi ouvrirait les portes de la compréhension de l’Unité de l’Ame au détriment du règne du « un ». Car c’est ici que repose la plus grande des illusions, dans l’amalgame que nous faisons entre l’unité et le un. « Je », le « un », ne constituera jamais une unité dans le sens où « je » appelle « tu ». L’unité est le « je » comme elle est le « tu », le « nous » et le « eux », elle abolit les limites physiques qui séparent les Etres et ne laisse au monde que l’Ame infinie. Il n’existe pas de premier rôle dans l’Eveil, pas de héros, de faire-valoir, de demoiselle en détresse, d’amoureux ni d’assassin, juste l’expérience de tout ça. Pas facile n’est-ce-pas de renoncer à être le héros de sa propre existence et, pour faire bonne mesure, de celle des autres. Peut-être est-ce là le plus grand écueil sur le chemin de l’Eveil, ce désir profond d’exister, d’être singularisé, d’être celui qui a été choisi. Etre. Avoir. Combien de voies énergétiques ont été nécessaires pour créer cette illusion, combien seront nécessaires pour la dépasser ?
Ego versus Eveil
Je vis donc je suis. Déterminer ce qu’est l’ego et à quoi il sert revient à élucider ce qu’est la vie. A y regarder de près, certains jours, la finalité de cette étrange aventure est assez obscure. Il peut nous arriver d’avoir la sensation d’être debout, tout nus, dans une arène, occupés à jouer à un jeu quelque peu cruel dont on a omis de nous donner les règles, armés simplement d’un petit cerveau qui fonctionne à bas régime et est programmé pour nous tromper sur la réalité de ce que nous percevons. Quelqu’un, quelque part, possède un solide sens du ridicule. Nous sommes censés mettre fin à « l’illusion », de l’ego, du soi, du temps, et de Dieu sait quoi encore, sans même avoir conscience ni connaissance de l’illusion en question. Si le dessein de tout ça est le Nirvana, le Paradis, ou tout autre Valhalla, il est permis de se demander pourquoi ils n’ont pas été tout-puissamment créés, sans passer par la case souffrances terrestres. Nous devons mériter notre paradis en transcendant nos souffrances comme un enfant doit mériter son choco-BN en étant bien sage et en travaillant bien à l’école. La cruauté et l’infantilisation n’étant probablement pas l’ambition première de l’incarnation il doit exister une autre raison à ce chemin tortueux. Gandhi prétend que « la vie est un mystère qu’il faut vivre et non un problème qu’il faut résoudre ». La part de rêve que cette pensée fait naitre dans nos cœurs a cependant bien du mal à combler le vide que le manque de sens a creusé dans nos âmes. Si transcendance il doit y avoir autant la rendre pénétrable n’est-ce pas ? Alors quel but ? S’élever ? S’effacer ? S’abandonner ? Un peu tout ça ? Et si le sens n’était pas de se transcender vers le haut, de se hisser vers le ciel, mais bien de faire descendre le Ciel sur la terre. Si on s’en réfère à la tradition notre monde manifesté est issu du ciel antérieur où tout est potentiellement préexistant mais sans forme, dans une espèce d’amalgame indéterminé. Il serait assez plaisant de croire que notre corporalité sert à singulariser un élément de ce chaos, à lui donner vie et ce faisant, créer sur terre ce paradis que nous cherchons désespérément au ciel. La réponse se trouve peut-être là, enfermée au fond de nous et de nos errements énergétiques, quelque part entre une Terre décentrée et un Shaoyin détourné. Alors partons en quête pour qu’une fois le problème résolu nous puissions vivre notre mystère en Totalité.
Si la rate se dilate
Bien qu’envahissant et bavard l’ego est difficile à débusquer sous le vernis énergétique. La conscience d’être, la conscience du corps appartiennent à la Terre, le sentiment personnel est le Yi mais les poussées instinctives propres à chaque « moi » sont le Po. L’ego parait donc défini principalement par le Tai Yin, couche d’entrée vers le yin, vers l’interne. Il incite alors à un mouvement de repli sur soi, d’appropriation du dehors vers le dedans, le monde extérieur devenant nourricier de l’intériorité. Le « Je » s’approprie, il s’abreuve du reste du monde comme un petit parasite déterminé. Le Tai Yin, axe des mutations, va transmuer la création pour en faire son bien propre. Lors du grand cataclysme qui a incliné l’univers, la Terre a perdu sa place centrale et est venue s’installer au sud-ouest, se glissant entre le Feu au sud et le Métal à l’ouest. Ce faisant elle a détourné pour elle-même ce qui émane du cœur et aurait dû normalement revenir au métal et donc au Po, « les âmes sensitives de la terre ». Et aujourd’hui le Feu doit nourrir la Terre, l’amour doit nourrir le Je qui, obéissant à sa nature profonde, le garde pour lui, et si au-dehors il n’y a pas d’amour, si le Je est affamé alors il mange. La circulation de l’énergie iong, alimentaire, va faire passer la Rate sur le Cœur, qui une fois repu pourra de nouveau se déverser au sud-ouest, et le Je se sucrera d’amour. Mais la Rate-vase est la petite sœur du tonneau des Danaïdes, et comme lui elle n’en finit jamais de devoir se remplir puisque ce qui est digéré doit être remplacé. L’alimentation déséquilibrée, oh combien trop riche en sucre, la pensée déséquilibrée, boucle autocentrée qui n’en finit pas de se regarder, voilà qui crée une plénitude d’énergie incorrecte dans la Rate et fait gonfler l’Ego. Manger mieux n’est pas maigrir mieux pour flatter l’Ego, manger mieux est réfléchir mieux et finalement aimer mieux. Penser mieux n’est pas s’autocongratuler de sa propre brillance-disgrâce dans un passé révolu ou un futur par nature aléatoire, penser mieux c’est méditer sur un présent qui ne se raconte pas d’histoires. L’ego est un ami déloyal qui dessert ceux qui lui ont donné vie car suivant la loi d’engendrement des 5 éléments, lorsqu’un élément devient pathologiquement Empereur il vide sa mère, histoire qui se termine invariablement par l’épuisement de ladite mère. La Rate-ego va vider le Cœur, la matérialité terrestre l’emportera sur la spiritualité céleste, la réflexion dominera la Conscience et l’illusion d’être « un », séparé, s’imposera. L’Eveil n’a pas besoin de gens intelligents, ou cultivés, ou bons, il a besoin de gens « désintéressés ». Il a besoin que chacun retrouve sa place, que la Rate redevienne « le vase à usage quotidien » qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, qu’elle arrête de se raconter l’histoire du bœuf qui voulait se faire aussi gros que le phénix rouge. Parce que si elle est capable d’assurer simplement son rôle alimentaire de vase, elle sera capable le moment venu, en reprenant sa place centrale, de se transcender et devenir le réceptacle terrestre des nourritures célestes, les Shens, afin que le Shen du cœur rencontre et s’unisse enfin au Po du poumon et au Roun du foie, « les âmes de la terre et du ciel ».
A suivre…
Sophie Moreau